vendredi, juillet 27, 2007

368 - L'ombre de l'hombre

De nos jours, l'esprit et le corps individualiste des gens me font peur. Nous voilà embarqué dans une bien drôle de galère, celle de mon nombril et celui du vôtre duquel je me fiche éperdument.

Je suis peintre et j'aime représenter ce que je vois. Depuis peu, je suis même tenté de ne peindre que des tableaux à sujet unique. Des gens choisis au hasard de mes promenades que je croque en quelques traits de fusain dans mon cahier bleu. C'est lors d'une de ces promenades dans un parc au beau milieu de l'été que j'ai vu cet homme et que mon geste s'est arrêté dès lors que je me suis mis l'observer. Cet être solitaire qui marchait tout doucement sur l'étroite piste cyclable n'avait pas d'ombre.

Ma première réaction fut de rejeter cette vision dans le domaine de mes hallucinations. Il m'arrive, en effet, que les couleurs de mes sujets se transforment, s'opposent, s'entrechoquent pour me laisser pantois devant ma toile. Ou encore, alourdit par la fatigue, je me mette à délirer qu'une de ces merveilleuses femmes qui déplacent leurs courbes dans les parcs ou sur la plage ne viennent me parler, me proposer des activités agréables pour me changer les idées. Or, il n'en est rien. Du bout de mes soixante années d'expérience de vie, il n'y a que l'une de ces beautés ne daignent me jeter un regard attendri, outre celui que l'on donne si gracieusement aux vieillards de mon espèce.

Or, cette fois, je n'étais ni fatigué, ni assoiffé, ni non plus déprimé ou anxieux. J'étais tout à fait en pleine possession de mes moyens et bien que je me suis frotté les yeux à moult reprises, l'homme sans ombre déambulait en plein soleil sans aucune trace de ce jeu naturel de contraste sous lui. Il était peut-être trois heures, cet après-midi là. À cette heure, fin juillet, le soleil commence à entamer sa descente vers l'horizon et les ombres s'étirent, comme pour donner aux formes le temps de se mouler aux ombres de la nuit. C'est un moment que j'aime car la lumière n'a pas encore commencé à se teindre du bleu de la fin de la journée. Et on peut encore en saisir la pureté du jour.

Je ne pouvais me résoudre à l'esquisser. Mais sa démarche légère, la gymnastique à laquelle il se prêtait dans cet étrange ballet me jeta sur la feuille blanche et j'en fis cinq croquis qui allait m'inspirer pour un mois, j'en étais certain.

En m'en revenant à l'atelier, je songeais déjà à la composition. Je le voyais, cet être multiple, déambulant sur un ruban diaphane formant la courbe nue d'une nymphe ailée. Je voyais même des ombres, autres que la sienne, créant l'espace lumineux où les siennes auraient dues être.

J'ouvris mon cahier de croquis et tournai les pages avec frénésie pour retrouver cet univers soudainement offert à mes yeux. Mais, sur ces quelques pages, je ne trouvai aucune trace de fusain, rien de l'impression folle qui m'avait tenu en haleine jusque chez moi. Des pages blanches, sans les traits noirs de ma vision. Pas l'ombre d'une poussière d'une inspiration.

Depuis, je me tiens devant la toile presque vierge, un pinceau à la main et j'observe une ombre que j'ai tracée, de mémoire. La mienne. Sans le corps de celui qui la peint.

jeudi, juillet 26, 2007

367 - Le paumier

Assis à l'ombre d'un paumier, l'homme d'affaires attend patiemment que ne tombent les poignées de mains mûres. Il fera des affaires d'or. Mais cet arbre est malade. De lui ne tombera que des paumés. Ce sera la faillite. Décidemment, la branche des affaires n'est pas son lot. Il ira bientôt cueillir les fruits du bilanier.

mercredi, juillet 25, 2007

366 - Maxime a perdu son joujou

Maxime fêtera bientôt ses 60 ans. Dans son visage étiré par les années, on peut encore lire, entre les rides et l'humidité de ses yeux, le poids de tout ce passé qui l'écrase.

Maxime n'a jamais été capable de regarder devant lui, de voir tout ce que demain pouvait lui offrir. Il s'est accroché, un jour, désespérément, à son passé, encore tout frais, une simple page dans le livre de sa vie.

Maxime a perdu son joujou à l'âge de 6 ans. Quel joujou? me demanderez-vous avec les sourcils en point d'interrogation. Bien que j'hésite à vous donner cette réponse du tac au tac, je suis tenté tout de même de vous donner quelques indices, histoire de vous faire attendre un peu.

Qu'est-ce qu'un joujou quand on a 6 ans? Une peluche, des blocs de bois, une voiturette, un livre peut-être. Ce ne peut être sa maman car aux yeux de celle-ci, cet petit être aux allures de bébé esquissé en jeune homme peut être son joujou, mais pas l'inverse. Ce pourrait être aussi une petite soeur, plus jeune que lui. Ou un chaton tout mignon qui vous regarde avec des yeux d'une éclatante douceur. Il y a, en effet, de nombreuses 'choses' et quelques êtres vivants qui pourraient être classées sous l'expression de joujou chez cet enfant, ce Maxime tout heureux d'être tout simplement là, au centre de son univers, du haut de ses 6 ans.

Maxime se leva tôt en ce matin de 1945. Il se dirigea vers la cuisine, déjà bourdonnante d'action. Ses deux soeurs, plus âgées que lui, se chamaillaient, comme d'habitude. Sa mère monta le son de la radio. On y parlait de guerre, de reddition, d'alliés, avec des tas de mots que Maxime ne comprenait pas. Il traînait derrière lui son meilleur ami, Bouldeneige, une poupée que sa grand-mère lui avait fabriquée et offert quand son père avait quitté le Canada pour se joindre aux forces alliées, en Europe, en '43. Voilà deux ans que Ferdinand avait quitté Montréal pour les tranchées humides et meurtrières de l'Europe déchirée. Mais voilà qu'en ce matin ensoleillé, sa mère, sa grand-mère et une autre de ses tantes piaillaient sans fin sur le bonheur de l'issue de cette folle bataille. Ferdinand allait entrer, revenir, être parmi eux, redevenir père, mari, frère, fils et surtout humain.

Maxime comprenait bien que cette absence prolongée allait bientôt prendre fin et que l'odeur de tabac, que le regard perçant des yeux bleu azur de son père allait reprendre ses droits dans l'étroite cuisine. Une autre vie, comme celle d'avant, au lieu de celle des pleurs silencieux de sa mère, des chuchotements de sa grand-mère la nuit, des nouvelles de destruction de villes qu'il ne pouvait même pas repérer sur la carte du National Geographic accrochée sur le mur du salon.

On jouait des musiques enlevantes. Grand-mère faisait quelques pas de danse, riant comme une dévergondée (c'est Tante Aline qui le disait). Mère épongeait ses yeux remplis de larmes de joie, plus chaudes que celle de l'angoisse et de l'absence.

Maxime déjeuna et embrassa sa mère qui le serra dans es bras si fort qu'il eut peur de régurgiter son repas. Puis il courut dans sa chambre, pour faire son lit, pour faire ses prières et remercier le Bon Dieu. Il déposa Bouldeneige sur la chaise et s'employa à enfiler sa salopette quand il entendit une voix:

"Papa est mort..."

Il arrêta immédiatement son geste. Qui avait parlé? Était-ce une voix venue de sous la fenêtre? Non, elle était encore fermée. Ce n'était pas non plus une voix féminine. Elle était plutôt masculine, embrouillée, vibrante, et surtout inconnue.

D'instinct, il se tourna vers Bouldeneige et le fixa du regard pendant une minute. La voix ne se fit pas entendre tout de suite.

"Tu dis des bêtises, tais-toi, Bouldeneige!" lança enfin Maxime en enfilant une bretelle.

Malgré le tohu-bohu de la cuisine, il lui sembla soudain que la pièce fut inondée de silence, comme un chuintement sourd qui nous prend au sortir du lac, quand l'eau reste dans nos oreilles. Bouldeneige ne bougea pas. Sa bouche cousue gardait ce rictus sympathique sans le moindre indice de vie.

"J'ai vraiment beaucoup trop d'imagination, moi, " se dit Maxime en ramassa ses bas sur le sol, quittant la poupée des yeux.

"Papa est mort hier soir, Maxime. Il ne reviendra pas!"

En entendant ses mots, Maxime fut pris d'une grande panique. Il lança ses bas contre la poupée qui bascula sur le sol.

"Tais-toi, tais-toi, tais-toi!" hurla-t-il.

"Maxime? À qui parles-tu, mon ange?" demanda sa mère en frappant doucement à sa porte.

Au même moment, le carillon de la porte se fit entendre. Maxime se lança sur sa poupée et l'empoigna solidement: "Tais-toi, mais tais-toi donc!" siffla-t-il entre ses dents serrées. "Si tu dis encore quelque chose, je te tue..."

Il y eut une autre vague de silence puis il entendit les lamentations de sa mère, de sa grand-mère et les cris horribles de ses deux soeurs.

Alors, il sortit doucement de sa chambre et s'assit sur une chaise devant la table. Avec le couteau de boucher, il transperça le ventre de Bouldeneige sans verser une larme. Et il ne pleura plus une seule larme à partir de ce jour.

*

Maxime est assis à la table, plus de cinquante ans plus tard. Devant lui une boîte qu'il vient de recevoir par la poste. Il a ouvert l'emballage et entrouvert le couvercle. À l'intérieur, il y a vu Bouldeneige, réparé, toujours souriant. Sur la table, un carton signé de la main de son oncle Nadège, le frère de sa mère, exécuteur testamentaire:

"Ta mère m'avait demandé de t'envoyer ce colis pour ton 60e anniversaire dans son testament. J'espère que ce cadeau de l'au-delà te plaira. Ton vieil oncle Nadège."

mardi, juillet 24, 2007

365 - Joyeux anniversaire, cher lecteur

Un an plus tard, j'ai toujours des mots pour vous. Je continuerai. Je m'assierai devant mon clavier et je songerai aux phrases incongrues, à la grammaire délirante et je jetterai des histoires sous vos yeux de chacalittéraires pour que vous les dévoreriez sans scrupules.

Bientôt, j'aurai ma première histoire publiée dans une vraie revue, sur du vrai papier, vendue dans une vraie librairie et que vous payerez avec du vrai argent (ou une vraie carte de crédit). Heureusement, ce n'est pas une vraie histoire. C'est de la fiction. Or, le faux est ma seule vérité. Je m'y vautre avec plaisir. À vous d'en profiter.

Bon voyage chez moi.

L'auteur

lundi, juillet 23, 2007

364 - Passé recomposé

Mon nom est Armand Leclaire. J'ai 73 ans. Je vous écris cette lettre à la demande de ma femme qui m'aide pour les petits détails. Mais je persiste et signe que je suis Armand Leclaire et que j'ai 73 ans.

Tout ceci a commencé il y a exactement 22 ans. J'étais alors âgé de 51 ans. Ma femme m'avait offert un forfait Rewind comme cadeau d'anniversaire. Comme cette toute nouvelle technologie faisait alors son entrée en bourse et qu'on s'arrachait les places disponibles, ma femme a profité de ses connaissances (le frère du cousin de son beau-frère sortait avec la cousine du neveu de sa demi-soeur qui travaillait justement au courrier et qui avait droit à un rabais et une place réservée, s'il le voulait, mais il ne le voulait pas, mais ça c'est une autre histoire) pour m'inscrire et payer la somme de soixante mille dollars américains pour que je sois 'rewindé' comme Jack Laplante et la star des stars Magnolia Magifica Turner. Mon nom figurerait dans les mille premiers clients satisfaits du service Rewind.

On me donna rendez-vous le 6 mars 2043, dans la salle Gates (en l'honneur du Bill que l'on connait et qui a légué une importante poignée de monnaie à cette compagnie), à 8 heures précises. On m'a expliqué le processus encore une fois et fait signé digitalement tous les documents. Ma femme était à mes côtés, nerveuse, il va sans dire. On m'a fait asseoir sur un confortable siège en cuir de soya (une imitation, évidemment) où on m'a tendu un magazine électronique. J'ai choisi la politique du Moyen-Orient et j'ai attendu qu'on pose doucement les verres bleus aux ventouses feutrées sur le bout du nez.

"Ça ne prendra qu'environ 15 à 20 minutes. Les données seront transmises à notre système de traitement et nous aurons la carte complète de votre mémoire d'ici huit à dix jours," m'a dit le gentil préposé qui avait un badge qui indiquait 'Stiive' sur le côté coeur. Un beau bonhomme, m'a dit ma femme.

17 minutes 31 secondes plus tard tout était complété. On retira les verres capteurs et on me remis une petit sucette hydroponique en me tapotant l'épaule. Je n'ai eu ni douleurs, ni vomissements, ni courbatures ou même pertes de mémoire après cette opération. Ni même, d'ailleurs au cours des 22 dernières années. Jusqu'à ce que l'on me diagnostique une dégénérescence progressive du cerveau. Évidemment, on a tout de suite pensé à Rewind et on les a appelé. Avec un service toujours courtois, on m'a fixé un rendez-vous et je me suis présenté hier matin à 10 heures du matin, à la salle Jobs (décidément, ces ancêtres de l'industrie informatique avaient la main généreuse pour Rewind!), avec ma carte positronique et tout le tralala. On a procédé au transfert.

Or voilà qu'il appert qu'on a traité les données d'une autre personne le même jour et la même heure et qu'un fin-fin de technicien pas très lumineux dans le cervelet a interverti les plaquettes et me voilà dans le corps d'un vieux monsieur, moi qui n'ai que 9 ans et qui veut sa maman. Mon nom est Ludovic Martin et je veux ma maman! JE VEUX MA MAMAN. C'est qui la madame qui me demande d'effacer ça? Vous n'êtes pas ma maman. Je ne suis pas Armand Leclaire. Je suis Ludovic...

dimanche, juillet 22, 2007

363 - Procès verbeux

J'ai eu le malheur de parler de mes rêves à un de mes amis et le voilà qui me refile le nom de son psycho-coco. J'ai voulu jeté la carte en allant prendre ma marche du midi mais j'ai hésité. Chaque fois que j'hésite comme ça, je préfère me jeter tête première plutôt que de regretter plus tard. Je me suis marié douze fois. Quoi? J'aurai pu regretter de ne pas en avoir marié qu'une seule!

Mon rêve, c'est le suivant:

Je me lève la nuit. Il fait noir. C'est humide et j'ai les orteils gelés. Je marche jusque devant un bout de mur sur lequel il n'y a rien d'autre que les fausses nervures de bois du plaqué. Je suis à environ dix centimètres du mur et je fixe comme ça pendant une minute ou deux (ou des jours durant, qui sait avec les rêves!) Soudain, à travers la brume de mes yeux, je distingue comme un tableau d'une quarantaine de centimètre de large. Sur ce tableau, je voir 12 ou 13 types en robe longue, barbe longue, le regard tout aussi long. Ils se caressent le poil en me zyeutant. J'ai envie de pisser et, sans m'interroger sur ce geste, je baisse mon pantalon de pyjama. Mais je n'urine pas. Je tremble de froid même si je sens très bien que la pièce est d'une douce chaleur.

Il y a un type qui me regarde tout en parlant à voix basse avec son voisin de gauche. Celui de droite écrit sur un parchemin. Les autres me posent des questions, tous en même temps. "Qui es-tu?", "Que veux-tu?", "Pourquoi es-tu ici?", "Tu nous déranges. Est-ce qu'on te dérange nous?", "As-tu faim?", "Aimes-tu la vie comme moi?", "Connais-tu Judas Escariote?", "Crois-tu en Dieu, sinon en qui?" Toutes en latin que je ne connais pas du tout. Et pourtant j'en comprends la teneur et le sens. Je commence à me demander si je ne suis pas en train de rêver et cela me trouble. Les questions se poursuivent, incessantes, harassantes, infatiguables. Certains hommes se lèvent et contournent la grande table. On prend des poses à la Da Vinci et avec mes yeux embrouillés, je m'imagine des coups de pinceaux à la Monet, pour faire outrage au talent du maître. Pourquoi ne réponds-je point? Voilà un immense point d'interrogation qui me tenaille jusqu'au réveil. Car je me réveille enfin, non pas en sueurs ou en panique, mais avec l'étrange impression de déjà vu, d'une réalité collante aux odeurs vives.

Me voilà donc bien éveillé, carte d'affaire en main, le poing au-dessus d'une porte en bois, prêt à frapper, pour honorer l'heure de mon rendez-vous. Mais j'hésite. Et vous me connaissez peut-être depuis peu, mais hésiter c'est plonger, l'ai-je déjà dit?

Car derrière l'épaisse porte, j'entends le murmure de plus d'une voix. Je peux humer une odeur de cendre, de cette fumée qui me hante depuis mon enfance d'orphelin, de l'encens et de la bave du curé sur mon épaule, de ce qui se dressait d'entre les pans de sa bure et qui crachait de drôles d'humeurs entre ses soupirs morbides. Le bois devant mes yeux, je m'approche sans le savoir et je ressens cette étrange envie d'uriner. Ne pas baisser mon pantalon...

La porte s'ouvre. Douze hommes, une grande table. Il n'y a plus de doute, je me meurs.

samedi, juillet 21, 2007

362 - Si dans un marais...

Si dans un marais, une nuit, vous apparait, une bête noir et féroce, ne reculez pas. Foncez! Que dis-je, pénétrez l'ombre! Jetez vous entre ses mors, défiez la mort, soyez ce Maure qui, mêlé à la nuit noire, à l'encre de la Lune, jouxte la puissance de l'homme contre l'invisible. Rien n'est invincible mais seul l'Homme peut affronter la bête.

Je pensais à ces mots écrits par Panitral de Cyr, il y a si longtemps, dans un livre que j'avais trouvé dans la bibliothèque de mon arrière-grand-père alors que mon automobile vivait ses derniers soubresauts dans une courbe, tout près de St-M...

Évidemment, on ne pense qu'à ces phrases morbides qu'en pleine nuit sans lune. J'aurais pu gagé mille dollars qu'il y avait pas très loin de là un marais avec une bête terrible qui m'attendait, moi et mon bidon d'essence vide. Pourquoi j'ai quitté la route pour prendre un raccourci à travers le bois? Parce que je voyais l'affiche géante de la pétrolière au-dessus des frêles cîmes dénudées. Une énorme feuille d'érable blanche sur un fond rouge pompier, de quoi faire pâlir le petit canayen français que je suis.

On dit que rencontrer des bêtes sauvages, des monstres, des dragons ou des carcajous enragés ne fait révéler l'état de notre âme en délire, en proie aux pires aveux de ses péchés, des plus simples au plus horribles. J'en avais, comme vous, je suppose. Mais pas des tonnes. Quelques trucs pas banals, je vous l'accorde, mais rien pour écrire à son psy.

Alors quand mes pieds déjà fatigués de se battre contre le lichen glissant, le matelas inégal des feuilles mortes et les arêtes suintantes des roches saupoudrées ici et là sur mon chemin à l'aveugle, donc, quand mes petits petons ensemellés se trouvèrent submergés par la boue plus liquide que merdeuse jusqu'à l'os de mes chevilles, je ravalai mes pensées, ce qui me donna une crampe abdominale abominable (lisez tout haut ces 2 derniers mots dix fois de suite, s.v.p.)

Comme les mots du poète me semblaient alors tout autant futiles que stupides. La puissance de l'Homme! Merde! Regardez-le pisser dans son caleçon propre. Observez le courage de ce Maure de peur! Stephen King rigolait derrière ses fonds de bouteille! Et ce n'était rien, rien, vous dis-je, avant que ne se placent deux mains gluantes sur ses chevilles.

Je criai mais ce ne fut que l'écho qui tenta de me rassurer. Le râle rauque du truc qui me tirait vers le néant me donna un haut-le-coeur et je priai à haute voix pour qu'un saule ou un érable trouve assez de sève pour s'agiter une branche et frapper l'horrible chose que je ne voyais pas. Mais ce fut vain. Je demandai pardon à mon cousin Mario pour avoir mis une grenouille dans son plat de macaronis au fromage; à ma soeur pour avoir imbibé toutes ses serviettes sanitaires de sang de boeuf; à mon confesseur d'avoir inventé des relations sexuelles avec Madame Curé; à mon ex-femme de ne pas l'avoir trompé pour vrai avec sa meilleure amie; au Pape pour l'avoir abonné à une revue gaie... J'attendais patiemment que la gueule béante de ce monstre du néant ne m'avale tout doucement et que je crève sans qu'on puisse savoir ce qui m'est vraiment arrivé. Je perdis l'équilibre et échappai le bidon qui sonnait creux sur la surface peuplée de crapauds baveux. Je retrouvais l'équilibre, non sans avoir humé l'haleine brute de cette bouche que j'imaginais recouverte de dents brunes et jaunes, en multiples rangées aiguisées, prêtes à me broyer en une seule bouchée. Je me sentais comme un mini-wheats dans un sac de vomis que quelqu'un veut absolument manger en pensant que le côté givré allait en masquer le goût (désolé pour ceux qui lunchent en me lisant!)

Mais rien ne se produisit. J'arrêtai de crier et de pisser, n'ayant plus de voix ni d'urine à déverser dans ce noir total. Comme les mains ne se resserraient pas plus qu'elles ne se desserraient, je risquai les miennes sur mes chevilles pour constater que je m'étais empêtré dans un amas de branchage. Pestant contre ma stupidité, je me dégageai et retrouvai le bidon vide en tâtonnant un peu. Je pouvais toujours voir, entre les branches, la lueur du l'enseigne. J'étais dans un bel état, je dois l'avouer. Je contournai, non sans me mouiller encore un peu les talons, le marais maudit et arrivai enfin sur la surface asphaltée de la station service. J'étais seul avec le préposé qui lisait, le visage caché par une casquette défraîchie des Expos. Comme il levait la tête en m'entendant approcher, je dis, du tac au tac:

"Toi, si tu fais un commentaire, je t'arrache les yeux!"

Je n'ai pas eu le temps de tendre le bidon. Dessous la casquette, je vis la tête d'une espèce de grenouille verreuse. De sa geule, une langue venimeuse m'aspergea de son poison. Avant de mourir, quelques mots de Panitral de Cyr surgirent dans mon esprit hurlant de terreur:

"Mais ne négligez pas la vie au-delà du marais car la folie des Hommes est parfois plus terrifiante que celle de l'ombre!"